INTRODUCTION :
Les plantes carnivores forment une classe à part parmi les Angiospermes, elles se situent à la frontière de l'autotrophie végétale. Elles se sont adaptées à des milieux pauvres en nutriments en développant des organes spécialisés dans l'entomophagie qui leur permettent de pallier aux carences nutritives, notamment azotées. Ces organes sont le siège de flux complexes impliqués autant dans l'attraction des insectes que dans leur digestion et enfin dans la distribution des nutriments au reste de la plante. Quels sont ces flux ? Impliquent-ils des populations cellulaires particulières ?
Plan de l'étude
I. Appât et capture : orientation d'un flux de proies
A/Description du piège chez Nepenthes B/structure à l'origine de la sécrétion : observation de complexes glandulaires C/Analyse chimique de la sécrétion operculaire D/Capture
II. Digestion en milieu externe : amorce d'un flux de nutriments
A/sécrétion d'un suc digestif efficace B/structure à l'origine du suc enzymatique digestif : observation de complexes glandulaires C/Mise en évidence d'une activité enzymatique dans le liquide de l'urne de Nepenthes
III. Nutrition : flux de nutriments dans la plante
A/absorption des produits de digestion au niveau des glandes B/transport des nutriments dans toute la plante
Conclusion
Bibliographie
I. Appât et capture:
A/ Description du piège
Pour la capture d'insectes la plante est pourvue de différents atouts : des couleurs vives, un nectar sucré contenant des drogues et un piège dont la surface ne présente aucune aspérité susceptible d'aider l'insecte dans sa fuite.
|
Zone d'attraction
Sous l'opercule se trouvent de nombreuses glandes dont la sécrétion est retenue au niveau des rebords dentés du péristome. Celui-ci absorbe les U.V. et donc joue un rôle important dans l'attraction à distance des insectes.
Zone de conduction
Lorsqu'un insecte s'introduit dans l'urne afin d'accéder au nectar, il est piégé par la courbure du péristome et chute au fond de l'urne, qui contient un liquide. Il est alors enduit d'une fine pellicule de liquide qui empêche son adhésion à la zone cireuse et donc sa sortie de l'urne.
Zone digestive
D'épuisement, il meurt et coule au fond du liquide secrété par les nombreuses glandes digestives ( 1200 par cm2 ) du tiers inférieur de l'urne.
|
L'observation directe du piège permet donc de mettre en évidence la sécrétion d'une substance visqueuse, sirupeuse sous l'opercule au niveau de petites ornementations circulaires plus foncées que le reste de la surface de l'opercule. Cette substance peut être du nectar ou bien du mucilage comme on peut en trouver sur les feuilles de Drosera servant à la capture ou alors peut avoir une fonction de protection.
B/ structure à l'origine du nectar : observation de complexes glandulaires (*50)
|
épiderme de revêtement localement absent au niveau d'une ...
glande nectarifère, qui est à proximité immédiate d'un ...
faisceau cribro-vasculaire vue en coupe longitudinale apportant les sucres des réserves foliaires
|
|
L'approvisionnement en sucre se fait à partir des abondantes réserves amylacées de la feuille via les tubes phloémiens. |
®Ci-contre, coupe transversale de feuille colorée au lugol. (*50)
C/ Analyse chimique de la sécrétion operculaire
1er test : test des sucres réducteurs à la liqueur de Fehling ; pour réaliser ce test on récupère un peu de nectar à l'aide d'un petit morceau de gaze que l'on met en présence de la liqueur de Fehling dans un tube à essai, on obtient après chauffage un beau précipité rouge brique. Le test est donc positif. Cette substance est un nectar ; contient-il, comme chez Sarracenia, des drogues paralysant les insectes ?
2ème test : un alcaloïde nommé coniine est présent dans le nectar de Sarracenia. Quelques nanogrammes suffisent à paralyser une fourmi et seule la forme S de la molécule est active. Vérifions la présence de telles substances chez Nepenthes. Pour ceci, nous avons usé du test des amines II, par la réaction de diazotation
H3O+, Cl-
R-NH-R' + (Na+,NO2-) - donne- R,R'-N-N=O + (Na+,Cl-,...) À 0°C
Le dérivé diazoïque constitue une phase liquide non miscible avec le reste des réactifs ou une phase solide (un précipité). Nous avons effectué ce test sur le nectar et il s'est avéré positif; le tube à essai de gauche présente un ménisque plus large que le témoin de droite, correspondant à la présence d'une phase supplémentaire de faible densité.
l'alcaloïde nommé coniine
D/capture :
L'insecte, drogué par les substances du nectar tombe dans l'urne et n'arrive pas à remonter sur la paroi lisse. De plus, chez quelques espèces de Nepenthes, des poils dirigés vers le bas sont présents sous l'opercule, gênant également la remontée de l'insecte.
Conclusion : un premier flux sortant a été mis en évidence. Les cellules glandulaires sous operculaires et pariétales du péristome sécrètent du nectar qui attire les insectes et les drogue, leur capture s'en trouve ainsi facilitée.
II. Digestion en milieu externe
A/sécrétion d'un suc digestif efficace
Lorsqu'on met un morceau de viande dans une urne fraîche de Nepenthes, celui-ci est dégradé en moins d'une semaine : l'urne étant jeune, elle contient encore peu de bactéries, donc la dégradation est due à la nature du liquide de l'urne. Il contient donc sans doute de nombreux enzymes, notamment protéolytiques. Notons que ce suc digestif est soumis à des contraintes, les enzymes ayant des activités dépendant de la température, et celle-ci varie au cours de la journée en milieu naturel. Par ailleurs, la digestion se fait en milieu externe et les enzymes risquent d'être oxydés. L'activité enzymatique doit donc être adaptée.
B/ structure à l'origine du suc enzymatique digestif : observation de complexes glandulaires
|
du parenchyme polyédrique volumineux de remplissage autour d'une ...
glande digestive pluricellulaire surmontée d'une ...
assise épidermique de revêtement |
®détail du bord de l'urne (*120)
|
parenchyme polyédrique
faisceau cribro-vasculaire en coupe longitudinale, à proximité immédiate du
complexe glandulaire
épiderme de revêtement |
®coupe transversale de la paroi de l'urne (*50)
|
Les glandes digestives sont composées de trois types cellulaires au-dessus d'une dépression de cellules en continuité avec l'épiderme. La couche la plus externe contient 40 à 60 petites cellules en colonnes suivies immédiatement de 16 cellules rectangulaires au cytoplasme dense aux électrons. La troisième couche cellulaire de la glande comprend 8 à 12 cellules cubiques qui reposent sur de petites cellules vacuolisées. La base de la glande semble être directement reliée avec… …des éléments trachéens.(*120) |
C/ Mise en évidence d'une activité enzymatique dans le liquide de l'urne de Nepenthes :
L'urne de Nepenthes naît à l'extrémité d'une vrille qui est en fait le prolongement de la nervure centrale de la feuille. Lorsqu'elle est mûre la bordure operculaire se déchire, l'opercule se soulève et l'on peut voir au fond de l'urne un peu de liquide.
1er test : test du Biuret Une coloration violette apparaît au bout de quelques instant, ce liquide contient des protéines.
2ème test : mise en évidence d'une activité enzymatique Le but de la manipulation est une approche qualitative de la nature du suc à travers la mise en évidence d'un profil de digestion de la protéine ovalbumine. L'électrophorèse est une technique basée sur la migration différentielle de molécules chargées sur un gel mis sous tension. La migration des molécules, généralement chargées négativement, s'effectue de l'anode à la cathode et est fonction du poids et de la charge de la molécule. Cette technique permet donc un tri sélectif des molécules présentes dans l'échantillon testé.
Nous avons réalisé les électrophorèses de témoins "ovalbumine pure", "suc digestif pur" et du mélange suc de l'urne 5mL + 1mL d'ovalbumine à différents temps. Par la comparaison des différentes électrophorèses, nous pouvons repérer les protéines issues de la digestion et donc tracer un profil de digestion. Les résultats obtenus nous permettent de caractériser de manière qualitative la vitesse de digestion de Nepenthes. L'albumine est effectivement clivée au cours du temps, le suc sécrété par l'urne est bien un suc digestif. On peut étendre ce résultat à l'ensemble des nutriments libérés par la digestion.
3ème test : mise en évidence de protéases (déjà entamée au 2ème test)
|
Un test simple consiste à mettre en présence quelques millilitres de liquide de l'urne et un morceau de film photo et on laisse agir cinq jours. Le film photo témoin qui barbotait dans de l'eau distillée n'a pas bougé tandis que celui mis en présence du liquide de l'urne ne possède plus de gélatine et les grains d'argent ont été libérés dans la solution. Le liquide de l'urne semble contenir des protéases notamment une gélatinase. |
Ci-dessus, aspect des films après une semaine où ils ont barboté dans les tubes à essai : à droite notre témoin (eau distillée), à gauche le test gélatinase positif réalisé avec le suc
Nous avons également testé la présence d'une activité amylasique mais ce test s'est révélé négatif. Par contre, une activité catalase a pu être mise en évidence : pour cela, nous avons mis en présence du suc et du peroxyde d'hydrogène, et nous avons observé la formation de complexes à forte activité et d'où se dégageaient de nombreuses bulles d'O2.
Aspect d'un complexe catalase à différents temps : t=0 ; t=3 min. ; t=10 min.
Cette expérience a été répétée à partir de suc d'urne juvénile et puis de suc d'une urne âgée dans laquelle on avait placé un morceau de viande. Dans le premier cas, le test s'est révélé négatif, ce qui semble nier la production de la peroxydase par les glandes digestives. Dans le second cas, le test est positif. Il y a alors plusieurs hypothèses : - la catalase provient des muscles (c'est-à-dire de la viande), mais ceux-ci étant âgés de 4 mois, au moment du deuxième test, il est peu probable que ces enzymes étaient encore fonctionnelles. - La catalase provient d'une activité bactérienne, essentielle chez d'autres types de plantes carnivores, tel Heliamphora . La catalase est produite par la plante suite à une stimulation protéique. Expérience complémentaire : Un morceau de viande bouillie a été placé dans une urne, contrôlée positive au test catalase, stérilisée à l'eau de Javel puis hermétiquement fermée grâce à une pince de Mohr ; quatre jours plus tard, le test du suc de l'urne s'est révélé positif à la catalase. Ainsi, la catalase semble bien être produite par la plante et non par une activité bactérienne. La détection de catalase est intéressante, dans la mesure ou H2O2 aide au clivage des macromolécules.
D'après Amagase et Tokès, le liquide de l'urne contient aussi des chitinases, ce qui est tout à fait compatible avec l'activité entomophage caractéristique de Nepenthes. Après plusieurs déterminations de pH, nous avons constaté que le liquide de l'urne apparaît comme un milieu tamponné. Nos tests de pH réalisés dans une urne fonctionnelle ont révélé un pH=3. Nos données bibliographiques nous apprennent de plus que l'activité enzymatique se fait de façon optimale à pH=3 De plus, outre les enzymes protéolytiques, la plante secrète aussi des acides organiques et des ions Na+ et Cl-, ainsi que de l'eau.
Conclusion : un second flux de matière a été mis en évidence. En effet, des cellules glandulaires de l'urne sécrètent un liquide contenant des enzymes capables de cliver des protéines, des glycoprotéines, des lipides, des acides nucléiques. Comme les enzymes sont nécessaires en faible quantité, la différence en masse des flux dus à la sécrétion d'enzymes et l'absorption de nutriments permet un gain en masse.
III. Nutrition
A/Absorption des produits de digestion au niveau des glandes
Afin de mettre en évidence les flux entrants au niveau de l'urne nous avons utilisé un marqueur fluorescent : la fluorescéine(en espérant que celle-ci ne sera pas considérée comme un déchet pour la plante). La fluorescéine a en effet la propriété d'émettre des radiations vertes fluo lorsqu'elle est éclairée par des UV. Cette substance est donc particulièrement intéressante pour suivre les mouvements de fluides à l'intérieur des tissus. Quelques gouttes de fluorescéine ont été ainsi versées dans une urne située au bas de la plante. Après trois jours, des coupes fines ont été réalisées à la main au niveau de l'urne, de la feuille et d'une urne juvénile en cours de croissance située à l'apex de la plante. A l'aide d'un microscope équipé de lampes UV, nous avons pu observer de la fluorescéine dans les complexes glandulaires(ci-contre) de l'urne mais également dans les tubes phloémiens situés en arrière des complexes et dans les FCV de plus grande taille. La fluorescéine a imprégné les glandes qui semblent donc impliquées dans l'absorption nutritive. De plus, seule une fraction des cellules de la glande est fluorescente (non visible sur cette photo), ce qui nous permet de localiser les cellules potentiellement impliquées dans l'absorption et celles spécialisées dans la sécrétion (contenu cytoplasmique dense aux électrons : cf. structure de la glande).
® coupe transversale d'urne adulte traitée à la fluorescéine.
B/ Transport des nutriments dans toute le plante
La fluorescéine est également passée dans les tissus conducteurs ; on la retrouve dans les glandes nectarifères de l'opercule. Dans la feuille, elle marque le FCV central sous forme d'une traînée discontinue(irrégularité de la coupe). Enfin, la substance fluo a été repérée dans l'urne juvénile au niveau des zones de croissance tissulaire le long d'un cercle et dans des poils orientés vers l'intérieur de l'urne.
® coupe transversale d'urne juvénile
La fluorescéine a donc circulé dans toute la plante en moins de trois jours et de façon importante dans les régions nécessiteuses en nutriments. Le liquide de l'urne n'est donc pas une simple sécrétion tel un nectar, il est en fait le siège de flux bidirectionnels traversant la plante ; outre la sécrétion d'un suc, les glandes sont chargées de la réabsorption de différents nutriments libérés lors de la digestion d'insectes.
Conclusion
Nos expériences nous ont donc permis de comprendre la dynamique des flux qui s'effectuent au niveau de l'urne de Nepenthes. En effet, ces échanges bidirectionnels entre la plante et son milieu sont réalisés au travers de différentes structures cellulaires intégrées au sein de l'urne. Les flux entrants et sortants ont une localisation spatiale mais également temporelle : d'abord, dans l'urne juvénile, la plante sécrète un bain digestif fait d'enzymes d'ions et d'eau. Puis, dès l'ouverture de l'urne, une sécrétion de nectar s'ajoute aux effets attracteurs visuels de l'urne. Une fois les proies capturées et digérées, les nutriments sont réabsorbés au niveau de l'urne et distribués dans toute la plante.
Bibliographie
|